Le prêteur a l'obligation de vérifier, préalablement à l'établissement du contrat de prêt,
si la convention qui lui est présentée, l'oblige par sa nature, à se livrer au contrôle formel
prescrit par l'article L.231-10 du Code de la Construction et de l'Habitation


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le SEIZE MARS MIL NEUF CENT QUATRE VINGT DIX-NEUF

La Cour d’appel de VERSAILLES, 4e Chambre, a rendu l’arrêt CONTRADICTOIRE suivant :

Prononcé en audience publique

La cause ayant été débattue en audience publique.

Le DIX JANVIER MIL NEUF CENT QUATRE DIX-NEUF

La Cour étant composé de :

Madame Sophie LAMBREMOM-LATAPIE, Président
Monsieur Bernard BUREAU, Conseiller
Monsieur Etienne ALESANDRINI, Conseiller

Assistés de Catherine CLAUDE, Greffier

Et ces mêmes magistrats en ayant délibéré conformément à la loi.

DANS L’AFFAIRE ENTRE :

U.C.B. (SA), ayant son siège 5, avenue Kléber 92841 RUEIL MALMAISON Cedex, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège.

APPELANT

CONCLUANT par la SCP JULLIEN LECHARNY ROL, Avoués près la Cour d’appel de Versailles

PLAIDANT par Maître Léopold COUTURIER, Avocat au Barreau de Paris.

ET :

1°) Monsieur Éric MARTEAU, demeurant 5 rue du Général de Gaulle 28000 LUISANT…

2°) Madame Geneviève MARTIN épouse MARTEAU, demeurant 5 rue du Général de Gaulle 28000 LUISANT

INTIMES

CONCLUANT par la SCP GAS, Avoués près la Cour d’appel de Versailles

PLAIDANT par Maître DE LA ROBERTIE, Avocat au Barreau de PARIS

 

3°) Maître Cosme ROGEAU, Mandataire Judiciaire, demeurant : 26 rue Hoche 78000 VERSAILLES, ès-qualité de liquidateur de la Société ARCHITECTES ARTISANS REUNIS.

INTIME

CONCLUANT par la SCP FIEVET ROCHETTE LAFON, Avous  près la Cour d’Appel de Versailles

PLAIDANT par Maître KOERFER – BOULAN, Avocat au Barreau de VERSAILLES

 

Les époux MARTEAU ont signé, le 16 Janvier 1995, avec la S.A.R.L. ARCHITECTES & ARTISANS RÉUNIS (ci-après A.A.R.) un contrat portant sur la construction d’une maison individuelle pour un prix forfaitaire de 429.424,27 francs ;

Un dossier de demande de prêt a été déposé auprès de l’UNION DE CRÉDIT POUR LE BATIMENT (ci-après U.C.B.) dont l’offre a été acceptée par les époux MARTEAU en novembre 1995 ;

Des marchés ont été signés avec des sociétés MARC et R.M.E. le 1er juin 1995 puis avec une  société V.M.C. en mars 1996 ;

Le chantier a été abandonné en juin 1996 et les sociétés intervenant à l’acte de construire ont toutes fait l’objet d’une procédure collective ;

Les époux MARTEAU ont alors recherché la responsabilité de l’U.C.B. pour avoir failli aux obligations découlant de l’article L. 231-10 du Code de la construction et de l’habitation, en ne vérifiant pas la régularité du contrat passé entre eux et la société A.A.R. ;

Par jugement du 16 juin 1997, le Tribunal de grande instance de VERSAILLES a fait droit à cette demande dans son principe, a dit que l’U.C.B. avait commis une faute en versant des fonds à la société A.A.R. en violation des dispositions de l’article précité et a condamné l’U.C.B. à payer aux époux MARTEAU la somme de 285.944,17 francs représentant le montant de la somme versée par l’organisme financier aux constructeurs ainsi que 44.342, 29 francs en remboursement des frais d’expertise et 8.000 francs d’indemnité de procédure ; par ailleurs le Tribunal a dit qu’à l’issue de la période de suspension de crédit décidée lors d’un référé connexe, il n’y aura pas lieu à exigibilité immédiate du capital et des intérêts échus ;

L’UNION DE CRÉDIT POUR LE BÂTIMENT a relevé appel de cette décision qu’elle estime contraire à la lettre comme à l’esprit de l’article L.231-10 du Code de la construction et de l’habitation lequel, aux yeux de la doctrine unanime, ne met à la charge de l’organisme prêteur que l’obligation minimale de vérifier, pour les seuls contrats relevant des articles L.230-1 et suivants du même code, l’existence des mentions exigées par l’article L.231-2 ;

Or, elle fait valoir que le contrat passé entre les époux MARTEAU et la société A.A.R. n’est pas un contrat de construction de maison individuelle avec fourniture de plans  mais un contrat de maîtrise d’œuvre adossé à trois contrats de louage d’ouvrage avec des sociétés représentant les corps d’état ; devant la qualification donnée par les parties à cette convention, elle n’avait aucun rôle de contrôle à remplir et n’avait surtout pas à requalifier le contrat quand bien même, comme l’a jugé le Tribunal, ce contrat serait-il irrégulier ;

La société U.C.B. soutient, en effet qu’elle ne saurait être astreinte à un contrôle plus strict que celui qui lui est imposé par la loi ; elle ajoute, d’ailleurs, que la banquier n’ aucune compétence particulière pour se livrer à une telle requalification et qu’il ne peut lui être reconnu aucune obligation de conseil dans un domaine qui ne relève pas de sa spécialité naturelle ; elle ajoute, à titre surabondant, que l’irrégularité du contrat n’était pas si évidente que les premiers juges l’ont considéré, puisque le jugement met plusieurs pages pour expliciter ces irrégularités et que l’absence de faute de l’organisme prêteur est d’autant plus manifeste que les époux MARTEAU pouvaient parfaitement avoir recours à des conventions de formes variées, dont justement le recours à un maître d’œuvre et à des contrats d’entreprise, pour parvenir à l’édification de leur pavillon d’habitation ;

L’appelante demande donc l’infirmation du jugement en toutes ses dispositions ainsi que le débouté des époux MARTEAU et leur condamnation à lui payer 10.000 francs d’indemnité de procédure ;

 

LES ÉPOUX MARTEAU font observer que le contrat avait pour objet la construction par A.A.R. d’une maison individuelle à prix forfaitaire et qu’il devait donc prendre la forme prévue à l’article L.231-2 du Code de la construction et de l’habitation ; que ce n’est que par l’intention frauduleuse de la société A.A.R. d’échapper aux obligations protègant le consommateur dans le cadre de ce texte et, notamment, de fournir la garantie de livraison à prix et délais convenus, que ce contrat a été maquillé grossièrement en contrat de maîtrise d’œuvre adossé à deux contrats d’entreprise ;

Les intimés estiment que l’organisme prêteur, investi par la loi d’un rôle de contrôle de la régularité de la convention, ne peut se retrancher derrière la qualification que les parties ont donné à l’acte dans le but, justement, de s’affranchir de tout contrôle ; ils ajoutent que l’U.C.B. avait tous les éléments, en sa qualité de professionnel du crédit immobilier, pour s’apercevoir de la fraude grossière à laquelle se livrait la société A.A.R. compte tenu des termes les plus apparents de cette convention qui, notamment, prévoyait 128.500 francs d’honoraires de maîtrise d’œuvre pour un marché forfaitaire de 429.424 francs (soit 29,92 %), le paiement de 10 % du prix à la signature et la rédaction des « marchés   annexes » sur du papier commercial de la société A.A.R. ;

Les époux MARTEAU forment appel incident ; ils soutiennent que le Tribunal ne pouvait limiter l’indemnisation de leur préjudice à la seule mise à la charge de leur adversaire de la somme payée à tort par lui alors que l’U.C.B., par la faute qu’elle a commise, les a empêché de bénéficier de la garantie de livraison à prix et délais convenus et qu’elle doit donc supporter l’intégralité de la mise en état d’achèvement de la construction, soit la somme de 722.870 francs ; ils demandent donc la réformation du jugement en ce sens ainsi que la condamnation de l’appelante à leur verser 30.000 francs en couverture de leurs frais irrépétibles ;

 

MAÎTRE ROGEAU, ES-QUALITES DE LIQUIDATEUR A LA LIQUIDATION JUDICIAIRE DE LA SOCIÉTÉ A.A.R. déclare s’en rapporter à justice sur le mérite de l’appel ; il demande la paiement par l’U.C.B d’une indemnité de procédure de 7.000 francs ;

 

SUR QUOI , LA COUR :

Attendu que l’article L.231-10 du code de la construction et de l’habitation précise qu’aucun prêteur ne peut émettre une offre de prêt sans avoir vérifié que le contrat comporte celles des énonciations mentionnées à l’article L.231-2 qui doivent y figurer au moment où l’acte lui est transmis ;

Attendu que les obligations du prêteur sont donc limitées à une vérification formelle de l’existence desdites énonciations dans le contrat ;

Mais attendu que le texte précité ne s’applique qu’aux contrats de construction de maisons individuelles ce qui implique nécessairement une vérification de la nature du contrat qui lui est soumis ;

Attendu que, dans le cadre de cet examen, le prêteur investi par la loi d’un rôle de contrôle de la régularité du contrat ne peut se satisfaire de la qualification donnée à la convention par les parties alors que l’institution de cette mesure de vérification répond à un souci de protection du consommateur dans un domaine où la fraude la plus fréquente consiste, pour le constructeur, à maquiller un contrat de construction de maison individuelle en contrat de maîtrise d’œuvre pure et simple adossé à des marchés d’entreprise ; qu’admettre, dans ces conditions, que le prêteur puisse se retrancher derrière la qualification donnée au contrat par les parties (en fait, par le seul constructeur partie dominante) aboutit à réduire à néant la pertinence de la mesure et à aller à l’encontre du souci du législateur ;

Attendu que la pratique bancaire et la concertation entre les professionnels concernés ont amené à l’utilisation de contrat - types agrées par les organismes du bâtiment ; qu'en l’absence d’utilisation d’un tel contrat par une société dont le simple intitulé laissait craindre un mélange des genres (ARCHITECTES et ARTISANS RÉUNIS) aurait dû attirer la vigilance de l’U.C.B. particulièrement avisée des risques de fraude en raison du secteur spécialisé dans lequel elle dispense ses crédits ; que les soupçons de l’appelante auraient aussi dû être renforcés par la pratique peu courante qui consiste à présenter des marchés d’entreprise rédigés sur le papier commercial du maître d’œuvre ; qu’un simple examen un tant soit peu approfondi aurait alors suffi à l’appelante pour s’apercevoir de la fraude manifeste à laquelle se livrait la société A.A.R. qui proposait à ses clients un véritable contrat tendant à la construction d’une maison individuelle d’habitation à prix forfaitaire sans présenter aucune des garanties qu’un tel contrat aurait dû comporter pour le maître de l’ouvrage et, notamment, la garantie de livraison à prix et délai convenu ; que l’U.C.B. a donc commis une faute manifeste en n’attirant pas l’attention de ses futurs clients sur l’irrégularité du contrat qui lui était présenté ;

Attendu que la faute ainsi commise se situe donc dans la phase pré – contractuelle des rapports entre les époux MARTEAU et leur prêteur de deniers ; qu’elle se situe aussi, comme il a été vu, dans l’examen préalable qui doit amener le prêteur à se demander si la convention qui lui est présentée l’oblige, par sa nature, à se livrer au contrôle formel prescrit par l’article L.231-10 du Code de la construction et de l’habitation ; qu’il s’ensuit que le préjudice résultant de cette faute est constitué par la perte de chance, pour les époux MARTEAU de se voir proposer par la société A.A.R. un contrat régularisé leur offrant toutes les garanties légales ou bien, dans le cas contraire , de pouvoir solliciter, avant tout engagement de dépense irrémédiable, la résolution d’une convention manifestement nulle pour chercher un autre constructeur plus sérieux ;

Attendu que, dans la premier cas, époux MARTEAU auraient obtenu la garantie de voir construire leur pavillon pour la somme forfaitaire qu’ils avaient souscrite, soit 429.424,27 francs ; que, dans le deuxième cas, faute éventuellement de trouver un constructeur qui s’engage comme A.A.R. sur des prix manifestement sous – évalués (voir sur ce point l’avis de l’expert) ils pouvaient toujours renoncer à un projet qui eût excédé leurs capacités financières déterminées par l’enveloppe précitée ; que, dans les deux cas, la faute de l’U.C.B. a donc abouti à leur faire débourser en trop la somme de 387.505,52 francs (760.262,10 + 56.664,39 – 429.424,27) selon l’évaluation de l’expert judiciaire ; que le jugement sera donc réformé en ce sens ;

Attendu qu’à cette somme, il convient d’ajouter les honoraires de l’expert, le jugement étant confirmé sur ce point ;

Attendu que le jugement sera encore confirmé quand il précise qu’à l’issue de la période de suspension du crédit, ordonnée par le référé annexe, il n’y aura pas lieu de la part de l’U.C.B. a exigibilité immédiate du capital et des intérêts échus ;

Attendu qu’il apparaît inéquitable de laisser supporter aux intimés la charge de la totalité des frais irrépétibles qu’ils ont dû engager ; qu’il sera accordé une indemnité de 10.000 francs à ce titre aux époux MARTEAU, ès-qualité ;

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort :

DONNE ACTE à Maître ROGEAU, ès-qualité, de ce qu’il s’en rapporte à justice ;

CONFIRME, en toutes ses dispositions le jugement entrepris, sauf en ce qu’il fixe le préjudice subi par les époux MARTEAU à la somme de 285.944,17 francs ;

STATUANT A NOUVEAU sur ce seul point :

FIXE le préjudice subi par les époux MARTEAU à la somme de trois quatre – vingt sept mille cinq cent deux francs et cinquante deux centimes (387.502,52 francs) ;

CONDAMNE la société UNION DE CRÉDIT POUR LE BÂTIMENT à payer ladite somme aux époux MARTEAU ;

CONDAMNE la société UNION DE CRÉDIT POUR LE BÂTIMENT à payer aux époux MARTEAU une somme de 10.000 francs et à Maître ROGEAU, es-qualité, une somme de 4.000 francs au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile ;

CONDAMNE l’appelante aux dépens d’appel ;

ACCORDE pour les dépens d’appel, aux avoués de la cause autres que la S.C.P. JULLIEN, LECHARNY & ROL, le bénéfice des dispositions de l’article 699 du nouveau code de procédure civile ;

Arrêt prononcé et signé par :

Sophie LAMBENON – LATAPIE, Président et Catherine CLAUDE, Greffier